Harper

Le physique qui me différencie
Content d’avoir enfin trouvé cette fichue auberge, vous passez la porte et la refermez derrière vous. Quelques tintements de cloche indiquent votre présence et, dans l’ombre de la pièce peu éclairée, une silhouette se dessine. Celle-ci s’approche et rapidement, vous parvenez à la mesurer. Un bon mètre quatre-vingt de hauteur, voire plus, pour une forme moyenne. Ni rachitique, ni excessivement large. Ce qui semble être un home d’une petite quarantaine d’années s’approche et vient prendre sa place à l’accueil.

Très propre sur lui – il faut l’avouer, ce costume sombre lui sied à merveille – il vous sourit très naturellement et vous le lui rendez. Il n’en faut pas plus pour capturer les détails de son visage assez fin et bloquer un instant sur ses yeux. Derrière la paire de lunettes et leur monture noire, se trouvent une paire d’iris d’un bleu intense ; largement de quoi s’y noyer … Un léger « Bonsoir ... » Puis un plus affirmé « Que puis-je pour vous ? » vous font revenir à la réalité, ou à vos priorités. Quoique, cette voix grave, légèrement suave … Ahem. Vous alignez quelques mots pour demander une chambre simple et d’un petit sourire, il acquiesce. Vous remarquez alors d’autres détails de son visage, comme ces petites rides d’expression ou ce que vous jugez être un air fatigué. Peut-être est-ce sa crinière noire – tenue en chignon, à l’exception d’une paire de rebelles mèches – qui durcit ses traits ?

Il se retourne, prend une clé suspendue dans un rangement cliché au possible et vous invite à le suivre. Ses chaussures noires claquent sur le parquet et vous vous surprenez à observer sa démarche ; très droite, régulière. Vous ne pouvez nier que son gilet de costume met son haut en valeur et que son pantalon cintré lui taille un cul d’enfer. Ahem. Vous arrivez enfin à la porte de votre chambre, qu’il ouvre en vous décrivant les choses à savoir. Enfin, il vous remet la clé et vos doigts s’effleurent. Le contact est suffisant pour deviner que sa peau est glacée. Votre regard surpris revient un instant croiser ses yeux, puis le reste de son visage que vous remarquez être assez pâle. Un de ses éternels sourires vous fait oublier ce détail et il vous quitte, sur le son – à présent caractéristique – du claquement de ses chaussures.

Un brin troublé par le personnage, vous déballez vos affaires avec une arrière pensée qui grandit au fil du temps. Cette pensée devient un doute, puis une certitude. C’est un … Il est … Trop beau pour être hétéro.

Le psychologique qui m'habite
Amusé par ton client, tu vérifies que personne n’attend à l’accueil et retournes à tes occupations. Tu aurais presque dû lui proposer de conclure de suite, juste pour voir sa tête … Mais tu n’aurais pas osé, bien incapable de te moquer gratuitement de tes clients. Surtout que dernier est tout gentil – et plutôt mignon, il faut l’avouer. C’est ceux dont tu te méfies le plus. Autant les cons et pédants sont prévisibles au possible, autant les discrets ou timides peuvent être pris d’une soudaine pulsion qui les rend difficiles à voir venir. Surtout quand ils tombent sur un monstre qui essaie de les bouffer.

Cela fait bien longtemps que tu as repris le contrôle sur tes pulsions – Dieu qu’elles sont loin, ces jeunes années à avoir soif de tout – mais il n’empêche que, de temps à autres, tu plongerais bien tes crocs dans leur chair ferme et sanguinolente. Relâcher ta frustration, ta colère en serrant la mâchoire jusqu’à en briser des os, sentir la peau se déchirer à chaque nouvel assaut de ta gueule enragée, apprécier la chaleur du fluide pourpre et t’en repaître jusqu’à t’en faire éclater la panse … Ahhhhh. Pris d’une petite décharge qui parcourt ton échine et fait se dresser les poils, tu secoues la tête pour te faire passer l’envie. En parlant de contrôle, nous disions ?

Plutôt tolérant avec les mortels, tu as compris que tout n’était pas noir ou blanc. Et qu’aucun immortel ou chien de meute ne valait mieux qu’eux. Vous êtes simplement différents, argument ô combien suffisant pour justifier tous les maux du monde ; pas besoin d’en inventer de nouveaux. Tu n’as d’ailleurs pas plus d’animosité envers les tiens, ou les autres non-humains. Tu as pour principe d’apprendre à les connaître avant de les juger, même s’il est souvent tentant de les faire rentrer dans des cases, juste par l’apparence et le premier contact. Peut-être est-ce ce qui t’a mené jusque-là ; de faire confiance à ton instinct pour éviter la plupart des conflits ; ou d’apprendre des autres, d’être à l’écoute avant de leur parler de ta personne.

Le plus drôle, c’est quand quelqu’un s’intéresse réellement à toi. Que l’on a passé la barrière de l’apparence – dont tu adores jouer – et que l’on attaque les choses sérieuses. Se mettre à nu devant les autres, leur exprimer le fond de ta pensée et te confier comme un livre ouvert ? Plutôt crever. C’est là tout ton paradoxe, ton imposture même. Tu as bien trop peur de t’ouvrir aux autres, de leur faire confiance, pour te montrer tel que tu es vraiment. A la place, tu restes d’une éternelle patience et trouve ton bonheur dans les petites choses, à rendre service à chacun.

Comme si ça allait le ramener.

Excédé par ta propre pensée et sa dérive, tu te diriges vers le piano et pars y jouer un petit morceau. La musique adoucit les mœurs et tu penses que cela va te suffire pour penser à autre chose. Tu y crois vraiment, n’est-ce pas ?

Le passé qui m'a construit
Ton histoire aurait pu être sanglante, remplie de combats épiques et déchirante à souhaits. A la place, tu y as préféré les romances discrètes, les leçons de piano, les yeux verts ET les pots de chambre.

Né d’un père d’origine japonaise et d’une mère anglaise, petit dernier d’une fratrie de trois garçons, tu passas tes premières années à voir chaque jour de nouvelles têtes. Tes parents tenant une auberge en périphérie de la capitale anglaise, il te fut aisé d’apprendre à communiquer. L’école élémentaire fut une toute autre expérience, dont tu ne retiendras que l’apprentissage basique de la lecture et de l’écriture. Aussi, tu passas ton adolescence et ta vie de jeune adulte à aider tes parents, puis tes frères à l’auberge familiale.

Prenant ton rôle très au sérieux, tu assuras bien des tâches et même les plus ingrates. Une en particulier te colla à peau, si bien qu’on te nomma « Préposé aux pots de chambres ». Pourtant, cela ne t’empêcha pas de flirter discrètement avec quelques clients, leur apportant la chaleur de ta compagnie, en plus du souper et du logis. Tes frères se doutèrent bien de quelque chose, mais ils eurent toujours la décence de ne pas apporter le déshonneur sur la famille ; comprenant que les conséquences ne seraient pas terribles que pour toi.

Ce ne fut que vers la trentaine que tout changea ; pour le meilleur, il paraît. Un client lambda se présenta et tu fis très vite fait connaissance. James, qu’il s’appelait. Une gueule d’ange, un peu plus âgé que toi et un regard à tomber. Toi particulièrement aimable – gâteux – en sa présence, il se révéla très poli, mais assez distant. Il ne resta que qu’une nuit et tu n’en entendis parler pendant des mois. Il revint une fois, puis deux. A chaque fois, la distance entre vous se réduisit et vous devinrent de très bonnes connaissances. Bien qu’il fut peu tactile, tu remarquas quelques traits particuliers chez lui, te créant du souci pour sa santé.

Complices à souhaits, il te fit découvrir quelques coins de Londres auxquels tu n’aurais jamais eu accès en temps normal. Et bien que ce furent de très belles expériences, cela ne fit que confirmer l’absence en toi du besoin de richesse ou autre preuve tangible de supériorité. Cette amitié dura des années, mais il ne t’en fallu qu’une fraction pour comprendre que quelque chose chez lui n’allait pas. Un soir, tu le confrontas à tes indices : il ne prenait jamais de repas, même pas à l’auberge ; ne se présentait que la nuit et refusait d’entendre parler d’une balade à l’aube, en journée ou au crépuscule ; sa peau était aussi froide qu’un cadavre – tu en avais déjà vu, merci aux clients assez irrespectueux pour mourir sous votre toit ; et à chaque fois que tu vidais son pot de chambre, c’était une boue indescriptible doublée d’une infection que tu déversais dans les égouts ! A l’écoute de tes propos, il éclata de rire mais redevint vite sérieux. Tentant d’éluder le sujet, tu le repris une nouvelle fois et il abdiqua.

Tu n’avais manqué qu’un indice, et il l’utilisa en démonstration, pour confirmer tes soupçons. Ses canines se révélèrent devant toi, s’allongeant rapidement pour devenir des paires de crocs. Ce qui le surprit lui, ce fut ta réaction. Au lieu de fuir, le traiter de tous les noms ou de démon, tu fus content d’être dans le vrai et quelque peu fasciné par ce qu’il te montrait. Curieux d’une façon presque maladive, il accepta de se dévoiler un peu plus et tu appris qu’il ne faisait vraiment pas son âge. Malgré tout, cela ne changea pas ce que tu ressentais pour lui, et tu continuas de l’aimer pour ce qu’il était : ton tout.

Quelques mois plus tard, il te présenta comme son ami à ses confrères immortels, mais ils ne te firent pas très bonne impression. Ils te semblèrent très fiers, égocentriques, doués d’un complexe de supériorité proche du divin et surtout, tu sentis sur toi cette envie quand ils te fixèrent ; de te dévorer. Ce sentiment ne fit que se confirmer lors d’une autre rencontre, quand l’un d’eux te prit à part et tenta de se servir sur ta personne comme si tu fus un panier repas en libre service. Dommage pour lui – ou pour toi – quand il goûta de ton genoux dans les valseuses puis de tes chaussures en pointure dix pouces. Loin de le mettre hors service, cela l’énerva encore plus et il t’attaqua une nouvelle fois, bien plus violemment.

Incapable de lutter contre ce monstre, ta force et tes sens te lâchèrent rapidement. Tu ne vis qu’une ombre valser au dessus de toi et une autre approcher. Tu entendis James hurler, mais ne compris rien à ce qu’il disait ; parlait-il au moins anglais ? Cela n’avait plus tellement d’importance en fait. Tu te rappelas bien mieux de ce qui suivit : une douleur d’une intensité jamais vue, une agonie où tu tentas de hurler, d’appeler à l’aide pour qu’on t’achève. Fusses-tu seulement capable de lâcher un murmure pendant ta transformation …

La suite fut tout aussi étrange. Tu repris conscience et retournas assez violemment à la réalité, pour immédiatement sentir ce contact sur ta main. James était là, inquiet, patient. Mais tu ne le vis pas. Ce que tu repéras, ce fut ton agresseur au fond de la pièce, figé. Et ce voile de rage qui recouvrit tout, doublé d’un feu dans ta gorge. Ton sang ne fit qu’un tour et tu te jetas sur lui, souhaitant lui retourner la pareille. Ton géniteur s’interposa, te serra dans ses bras et apposa sa main contre ta nuque. Pour te calmer, te guider. Il fallu plusieurs longues, interminables secondes ; pour que la proximité du sang l’emporte sur la rage et qu’il puisse t’offrir ton premier repas.

Une fois repus, tu retrouvas tes esprits et réalisas ce qu’il t’était arrivé. Souhaitant toujours te venger de celui qui resterait impuni, James t’expliqua les règles qui régissaient la race à laquelle tu appartenais à présent. Il t’annonça aussi qu’ils allaient arranger ton décès et que tu devrais tirer un trait sur ton ancienne vie. Bien que tu fus triste de l’apprendre, tu compris immédiatement l’intérêt de la chose. Tu n’avais déjà aucun contrôle en face de ton meurtrier, qu’en serait-il pour ta famille quand tu comprendrais ton attrait pour le sang humain ?

Vous quittâtes Londres et vous vous mîtes à parcourir le monde. Pour découvrir de nouveaux lieux, apprendre de nouvelles connaissances et fuir ce que tu n’accepterais sûrement jamais. Tu aurais pu devenir ce monstre, cet enfant pourri-gâté qui n’a pas su résister à un caprice, mais ton géniteur t’apprit beaucoup mieux que cela. Vous passèrent plus d’un siècle ensemble, à profiter de cette non-vie à deux. Tu te découvris aussi une passion pour le piano et le don de la musique pour calmer tes pulsions, ou tes poussées de colère. Mais rien de tout ceci n’aurait pu empêcher les horreurs dont le monde était capable et que vous découvrîtes de la pire des façons. Vous étiez au Japon lorsque les bombes de la Seconde guerre mondiale explosèrent. Cela te marqua profondément, mais sembla affecter James bien plus encore.

Depuis des années déjà tu le sentais las, de plus en plus silencieux, vide. Le confrontant comme tu détestais le faire, il t’avoua en avoir assez de cette existence. Il était bien plus vieux que toi et avait vécu plus qu’il ne saurait l’accepter. Il accepta de t’accompagner encore quelques années, avant que la Guerre Froide n’ait raison du peu d’espoir qu’il lui restait en ce monde. Ne trouvant les preuves, les mots pour le retenir, tu acceptas de le laisser partir. Protégé par l’ombre d’un bâtiment, tu restas auprès de lui jusqu’à sa toute fin, tandis que l’aube l’emportait.

Soudain seul, ta non-vie te parut à ton tour vide de tout sens, privé de ta moitié. Mais obéissant à une promesse stupide que tu lui avais faite, tu t’accrochas et persévéras dans l’idée de trouver quelque chose de beau en ce monde. Tu retournas à Londres et t’attelas ce que tu faisais de mieux : fournir un logis aux bonnes gens de passage. La ville avait changé, s’était modernisée, mais restait fondamentalement similaire à celle que tu avais quittée. Sous un nouveau pseudonyme, tu repris une ancienne auberge et en fis un fief pour les immortels de passage. Où ils pourraient trouver refuge sans avoir affaire aux Grands de cette ville. Tu savouras cette nouvelle routine, jusqu’à ce que les mortels découvrent les Loups et Vampires. Ce fut pour eux un choc, pour toi des problèmes. T’adaptant à ces nouvelles règles, tu fis attention à rester sous les radars et particulièrement discret.

Pour continuer à vider tes pots de chambre en paix.